mardi 5 avril 2011

Cantat, Mouawad et l’Homme avec un grand «H»

Bertrand Cantat, le musicien français à la tête du groupe Noir Désir, fut libéré sous conditions le 15 octobre 2007 après avoir purgé la moitié de sa peine. Le Parquet ne s’y est pas opposé. La famille Trintignant, oui. La mère de Marie, Nadine Trintignant, expliquait que sa libération aurait un effet négatif pour la cause des femmes victimes de violence.

Le scandale faisant aujourd’hui rage à la télévision, à la radio et sur Twitter à propos de l’invitation de Cantat à composer la trame musicale de la prochaine production de Wajdi Mouawad : le Cycle des femmes concerne la question de la violence faite au femme et le droit du musicien à reconstruire son existence après la tragédie dont il fut l’auteur.

Ces précisions sont du domaine des faits. Le débat actuel concerne plutôt nos valeurs et nos opinions. Cantat fait face à deux types d’accusateurs. Les premiers s’insurgent contre le fait qu’un criminel ait l’indécence de se présenter en public. D’autant plus que le Théâtre du Nouveau-Monde soit en partie financé par nos gouvernements. Les deuxièmes, les féministes, reprennent l’argument de Nadine Trintignant concernant une possible banalisation de la violence faite aux femmes.

Cantat et, a fortiori, le metteur en scène Wajdi Mouawad sont défendus par une multitude de gens de toute affiliation politique et sociale. Ils défendent tous le droit aux anciens détenus de pouvoir se réhabiliter ; de pouvoir réintégrer la société en y contribuant.

En tant qu’étudiant en philosophie, j’ai été surpris par l’irrationalité du débat et, souvent, par le caractère déraisonnable des arguments présentés. Comment identifier un argument déraisonnable ? Il y a plusieurs signes. D’abord, les protagonistes agissent comme s’ils avaient personnellement subi un tort, comme s’ils avaient été directement la victime d’un crime commis par leur adversaire. Cela se manifeste par une émotivité accrue, par un durcissement de ton, par la ferme volonté de s’engager dans un dialogue de sourd en coupant sans cesse la parole à l’autre. Aussi, la déraison s’exprime quand les arguments se fondent sur le fameux « gros bon sens ». Le bon sens, disait Albert Einstein, est en fait l’ensemble des idées reçues qu’on nous a inculquées jusqu’à 18 ans. Bref, c’est un ensemble de principes valables pour mener sa vie mais auxquels nous n’avons jamais vraiment réfléchi. L’expérience nous enseigne qu’il est souvent plus approprié de réfléchir avant d’agir ou de dire quelque chose de déplacé ...

À propos de quoi devrions-nous réfléchir ? Je suggère deux pistes de réflexion. La première est la conception de l’être humain. La deuxième est une question d’éthique : qu’est-ce que la justice ? qu’est-ce qui est juste ? Vous souvenez-vous de ces cours obligatoires de philosophie au CEGEP ?

Qu’est-ce qu’un être humain ? Bertrand Cantat en est un après tout. Les grandes religions posent l’être humain comme une création divine. Un être intrinsèquement noble mais imparfait. Notre premier ancêtre commun, Adam, a désobéi à Dieu et a mangé le fruit défendu. La morale : l’homme est un être libre. Notre deuxième ancêtre commun, Caïn, a assassiné son frère par jalousie.

N’insistons pas. Nous avons compris que l’homme est un être capable du meilleur ... comme du pire. Et, très tôt dans l’histoire de l’humanité, les hommes se sont affairés à fonder des institutions afin de limiter les conséquences négatives de telles actions. Par un imaginaire contrat social, les hommes auraient symboliquement abdiqué une part de leur liberté pour assurer leur sécurité. Désormais, les lois, la police et les tribunaux détiennent le monopole de l’utilisation de la force : le pouvoir d’arrestation, d’emprisonnement, de vie et de mort. Si les hommes, en tant qu’individus privés, commettent ces actions, même de façon non-intentionnelle ou afin de se faire justice, ils devront en subir les conséquences. Voilà pourquoi Cantat fut incarcéré. Le système de justice a fait son travail. Maintenant, en accord avec la justice, Cantat est redevenu « libre ». Il peut maintenant écrire de la musique et se déplacer à sa guise. Doit-il pourtant abandonner sa vie d’artiste ?

Comment un « assassin » peut-il oser se présenter sur scène ? D’autres redoutent les conséquences négatives de la réhabilitation d’un « batteur de femmes » dans la sphère publique. Bref, les discussions dont nous sommes témoins aujourd’hui dépassent le cadre de la justice. Le silence des acteurs du monde de la justice, juges, avocats et politiciens, est révélateur. Ce silence est pour moi le signe, dans le cas de Cantat, du succès du système judiciaire. Sur le plan de l’humanité et de l’éthique la justice des hommes s’inscrit dans le domaine des débats rationnels. La procédure judiciaire existe pour éviter la démesure de la justice privée, de la vengeance et des lynchages. Souvent les tribunaux ne satisfont pas les intérêts privés : aucun tribunal ne va ramener notre exquise Marie Trintignant. Aucun tribunal ne va non plus agir comme vengeur en faisant subir les même souffrances qu’il a infligé à sa victime. Même la peine de mort est plus douce que de mourir assassiné. La loi du Talion, rendre le mal par le mal, est intrinsèquement irrationnelle. Bien qu’elle soulage momentanément les victimes, elle n’annule pas le crime et donne souvent naissance à un cycle de représailles sans fin.

Finalement, après le crime, après la peine de prison, que reste-t-il de l’homme ? Les défenseurs de Cantat disent qu’il a payé sa dette envers la société ? La métaphore marchande m’irrite. Le problème est plutôt éclairé par nos deux pistes de réflexions. Soit la question de l’homme et de la justice. Considère-t-on Cantat comme un criminel ou comme un homme qui a commis un crime ? Il y a là une différence significative. La question est de savoir si l’essence de l’homme, de nous tous, est tributaire de ses actions. Et des plus graves. Or, réduire l’homme à une de ses pires caractéristiques est, selon moi, le jugement le plus sévère que l’on puisse poser. C’est se poser comme juge de la race humaine.

Les actes les plus barbares de l’histoire de l’humanité découlent de cette logique réductrice. Les conquistadors torturaient les autochtones d’Amérique se disant que ce n’étaient que des sauvages. Hitler justifiait ses purges en disant que les juifs, les romanichels et les handicapés n’étaient que des sous-hommes, etc.

Cette même logique réductrice est à l’oeuvre dans ce débat. En raison du triste événement du 27 juillet 2003 l’être le plus profond de Bertrand Cantat s’est métamorphosé. Il est devenu un criminel ? Pas tout à fait. Il est plutôt devenu un paria. Il a perdu son nom. Il a perdu son amoureuse (j’estime qu’il aimait Marie malgré tout). Il a perdu sa liberté. Il a perdu son groupe de musique. Malgré l’invitation du metteur en scène québécois, je crois néanmoins qu’il vit en ostracisme. Je ne tente pas de peindre le portrait de Cantat en victime. Jamais. Je tente plutôt d’établir certains faits. Surtout, je tente de montrer que la nature la plus profonde de Cantat n’est pas celle du criminel. Il est toujours un homme ; comme nous tous. Il a enlevé la vie à sa compagne. Il a enlevé une fille, une soeur et une mère à sa famille. Il a créé beaucoup de peine et de souffrance. Il a subi les conséquences de ses gestes et les endurent encore aujourd’hui.

Le problème causé par cette logique réductrice, celle qui réduit un homme à la figure emblématique du batteur de femme, est à l’origine du débat de ces derniers jours. Cantat est réduit au titre d’assassin et de batteur de femme. Mais il est aussi musicien, père de famille et paria de la société depuis les tristes événements de 2003. Il n’est pas raisonnable qu’un camp mette l’accent sur un aspect alors que l’autre souligne plutôt les misères d’un homme qui tente d’être réhabilité. Il faut plutôt trouver un terrain commun et celui que nous avons déblayé est que Cantat est un humain. Qu’est-ce qu’un humain ? un être libre de faire le bien comme le mal ; de s’élever en contribuant à la société ou s’abaisser en commettant des atrocités. Il est injuste de prendre un homme et lui attribuer les fautes de milliers d’hommes violents. Il est d’autant plus injuste que de se substituer à la justice des hommes pour se vautrer dans le plaisir macabre de la vengeance par lynchage. Lynchage médiatique ou réel.

Somme toute, l’être humain est une créature foncièrement imparfaite. Elle entretient parfois dans l’intimité les vices qu’elle condamne en public. La vengeance attise la violence et ne règle pas l’injustice. L’homme a instauré un système de justice pour tenter de limiter l’injustice. Le juge tente de punir le crime d’une façon mesurée. Il sait que ce n’est pas parfait mais que c’est un moindre mal que l’exagération d’une foule en plein lynchage. L’auteur de cette réflexion ne prend position ni pour ou contre l’idée de Wajdi Mouawad de confier la composition d’une musique à Cantat alors qu’elle aurait très bien pu être confiée à une personne moins conspuée. L’auteur dénonce plutôt l’irrationalité de réduire des humains à certaines de leurs caractéristiques. Cette tendance nous est inhérente. Nous nous définissons par notre travail, par nos passions et même par la marque de notre voiture. Mais n’oublions pas que nous sommes bien davantage.